Il est d'usage, aujourd'hui, de distinguer un bon libéralisme politique et culturel - qui se situerait « à gauche » - d'un mauvais libéralisme économique, qui se situerait « à droite ».
En reconstituant la genèse complexe de cette tradition philosophique, Jean-Claude Michéa montre qu'en réalité, nous avons essentiellement affaire à deux versions parallèles et complémentaires du même projet historique : celui de sortir des terribles guerres civiles idéologiques des XVIe et XVIIe siècles, tout en évitant simultanément la solution absolutiste proposée par Hobbes. Ce projet pacificateur a évidemment un prix : il faudra désormais renoncer à toute définition philosophique de la « vie bonne » et se résigner à l'idée que la politique est simplement l'art négatif de définir « la moins mauvaise société possible ». C'est cette volonté d'exclure méthodiquement de l'espace public toute référence à l'idée de morale (ou de décence) commune - supposée conduire à un « ordre moral » totalitaire ou au retour des guerres de religion - qui fonde en dernière instance l'unité du projet libéral, par-delà la diversité de ses formes, de gauche comme de droite.
Tel est le principe de cet « empire du moindre mal», dans lequel nous sommes tenus de vivre.
« Au rythme où progresse le brave new world libéral, si aucun mouvement populaire autonome (j'entends par là : non soumis à l'hégémonie de ces mouvements "progressistes" qui ne défendent plus que les seuls intérêts culturels des nouvelles classes moyennes des grandes métropoles du globe, soit un peu moins de 15 % de l'humanité), capable d'agir collectivement à l'échelle mondiale, ne se dessine rapidement à l'horizon, alors le jour n'est malheureusement plus très éloigné où il ne restera presque rien à protéger des griffes du loup dans la vieille bergerie humaine.
Mais n'est-ce pas, au fond, ce que Marx lui-même soulignait déjà dans le célèbre chapitre du Capital consacré à la journée de travail ? "Dans sa pulsion aveugle et démesurée, écrivait-il, dans sa fringale de surtravail digne d'un loup-garou, le Capital ne doit pas seulement transgresser toutes les limites morales, mais également les limites naturelles les plus extrêmes."
Les intellectuels de gauche n'ont désormais plus aucune excuse. »
«"Il est aujourd'hui plus facile d'imaginer la fin du monde - écrivait le philosophe américain Fredric Jameson - que celle du capitalisme." On ne saurait mieux résumer le paradoxe de notre temps.»
Dans ce livre à l'ironie mordante, Jean-Claude Michéa décortique les implications morales et matérielles du capitalisme, et montre les dangers de ce système doublement destructeur pour l'environnement et le lien social. Il devient donc urgent de renoncer au mythe du progrès et de prendre en compte les aspirations des classes populaires pour en finir avec ce système dépassé.
Une réflexion stimulante, qui synthétise de nombreuses idées de la pensée anticapitaliste actuelle et évoque des pistes pour reconstruire une société viable. L'espoir d'un monde décent est encore possible.
Semblable au pauvre Orphée, le nouvel Adam libéral est condamné à gravir le sentier escarpé du « Progrès » sans jamais pouvoir s'autoriser le moindre regard en arrière.
Voudrait-il enfreindre ce tabou - « c'était mieux avant » - qu'il se verrait automatiquement relégué au rang de Beauf, d'extrémiste, de réactionnaire, tant les valeurs des gens ordinaires sont condamnées à n'être plus que l'expression d'un impardonnable « populisme ».
C'est que Gauche et Droite ont rallié le mythe originel de la pensée capitaliste : cette anthropologie noire qui fait de l'homme un égoïste par nature. La première tient tout jugement moral pour une discrimination potentielle, la seconde pour l'expression d'une préférence strictement privée.
Fort de cette impossible limite, le capitalisme prospère, faisant spectacle des critiques censées le remettre en cause. Comment s'est opérée cette double césure morale et politique ? Comment la gauche a-t-elle abandonné l'ambition d'une société décente qui était celle des premiers socialistes ? En un mot, comment le loup libéral est-il entré dans la bergerie socialiste ? Voici quelques-unes des questions qu'explore Jean-Claude Michéa dans cet essai scintillant, nourri d'histoire, d'anthropologie et de philosophie.
> Disponible prochainement
Le libéralisme est, fondamentalement, une pensée double: apologie de l'économie de marché, d'un côté, de l'État de droit et de la libération des moeurs de l'autre.
Mais, depuis George Orwell, la double pensée désigne aussi ce mode de fonctionnement psychologique singulier, fondé sur le mensonge à soi-même, qui permet à l'intellectuel totalitaire de soutenir simultanément deux thèses incompatibles. Un tel concept s'applique à merveille au régime mental de la nouvelle intelligentsia de gauche. Son ralliement au libéralisme politique et culturel la soumet, en effet, à un double bina affolant.
Pour sauver l'illusion d'une fidélité aux luttes de l'ancienne gauche, elle doit forger un mythe délirant: l'idéologie naturelle de la société du spectacle serait le néoconservatisme, soit un mélange d'austérité religieuse, de contrôle éducatif impitoyable, et de renforcement incessant des institutions patriarcales, racistes et militaires. Ce n'est qu'à cette condition que la nouvelle gauche peut continuer à vivre son appel à transgresser toutes les frontières morales et culturelles comme un combat anticapitaliste.
La double pensée offre la clé de cette étrange contradiction. Et donc aussi celle de la bonne conscience inoxydable de l'intellectuel de gauche moderne.
Combattre l'utopie libérale et la société de classes renforcée qu'elle engendre inévitablement passe aujourd'hui par une rupture radicale avec l'imaginaire intellectuel de la gauche. Certes, l'idée d'une telle rupture pose à beaucoup de graves problèmes psychologiques, car la gauche, depuis le XIXe siècle, a surtout fonctionné comme une religion de remplacement (la religion du « Progrès ») ; et toutes les religions ont pour fonction première de conférer à leurs fidèles une identité, et de leur garantir la paix avec eux-mêmes. J'imagine même sans difficulté que de nombreux lecteurs tiendront cette manière d'opposer radicalement le projet philosophique du socialisme originel et les différents programmes de la gauche et de l'extrême-gauche existantes pour un paradoxe inutile, voire une provocation aberrante et dangereuse, de nature à faire le jeu de tous les ennemis du genre humain.
J'estime, au contraire, que cette manière de voir est la seule qui donne un sens logique au cycle d'échecs historiques à répétition, qui a marqué le siècle écoulé et dont la compréhension demeure obscure pour beaucoup, dans l'étrange situation qui est aujourd'hui la nôtre. De toute façon, c'est à peu près la seule possibilité non explorée qui nous reste, si nous voulons réellement aider l'humanité à sortir, pendant qu'il en est encore temps, de l'impasse Adam Smith.
J.-C. M.
« Que peut bien signifier aujourd'hui le vieux clivage droite-gauche tel qu'il fonctionne depuis l'affaire Dreyfus ? Il me semble que c'est avant tout le refus de remettre cette question en chantier - et de tirer ainsi les leçons de l'histoire de notre temps - qui explique en grande partie l'impasse dramatique dans laquelle se trouvent à présent tous ceux qui se reconnaissent encore dans le projet d'une société à la fois libre, égalitaire et conviviale. Dans la mesure, en effet, où la possibilité de rassembler le peuple autour d'un programme de sortie progressive du capitalisme dépend, par définition, de l'existence préalable d'un nouveau langage commun - susceptible, à ce titre, d'être compris et accepté par tous les "gens ordinaires" -, cette question revêt forcément une importance décisive. Je vais donc essayer d'expliquer pour quelles raisons j'en suis venu à estimer que le nom de gauche - autrefois si glorieux - ne me paraît plus vraiment en mesure, aujourd'hui, de jouer ce rôle fédérateur ni, par conséquent, de traduire efficacement l'indignation et la colère grandissantes des classes populaires devant le nouveau monde crépusculaire que les élites libérales ont décidé de mettre en place. »
Anarchiste tory, c'est-à-dire anarchiste conservateur, c'est ainsi que George Orwell se présentait parfois, lorsqu'il était invité à se définir politiquement. Mais suffit-il qu'une position politique soit inclassable pour être incohérente ? Cet essai s'efforce précisément d'établir qu'il est possible d'être l'un des analystes les plus lucides de l'oppression totalitaire sans renoncer en rien à la critique radicale de l'ordre capitaliste ; que l'on peut être à la fois un défenseur intransigeant de l'égalité sans souscrire aux illusions « progressistes » et « modernistes » au nom desquelles s'accomplit désormais la destruction du monde.
En établissant la cohérence réelle de cette pensée supposée inclassable, cet essai met en évidence quelques-unes des conditions de cette indispensable critique moderne de la modernité, dont George Orwell est le plus négligé des précurseurs.
« Mon intention était de mettre à disposition du lecteur une sorte de boîte à outils philosophique, une cohérence suffisante pour autoriser un démontage élémentaire de l'Imaginaire capitaliste, tel qu'il domine à présent une part croissante de nos esprits.
L'idée, en effet, selon laquelle il serait possible de déconstruire l'emprise étouffante que l'Économie et la Technique modernes exercent sur notre vie quotidienne, sans procéder en parallèle à une décontamination systématique de nos imaginaires individuels, me paraît, à la lumière de décennies d'aventures politiques dont l'échec était programmé, définitivement naïve et utopique [...]. On le voit, il s'agissait moins, dans cet essai, d>exposer la philosophie politique de George Orwell dans sa vérité historique, que d'en mettre à l'épreuve les catégories fondamentales pour essayer de penser, aussi précisément que possible, le cours présent des choses et ce vers quoi il nous emporte. Tel est, je crois, l'usage le plus fidèle des leçons d'un éducateur. »
En dépit des efforts de la propagande officielle, il est devenu difficile, aujourd'hui, de continuer à dissimuler le déclin continu de l'intelligence critique et du sens de la langue auquel ont conduit les réformes scolaires imposées, depuis trente ans, par la classe dominante et ses experts en " sciences de l'éducation ".
Le grand public est cependant tenté de voir dans ce déclin un simple échec des réformes mises en oeuvre. L'idée lui vient encore assez peu que la production de ces effets est devenue progressivement la fonction première des réformes et que celles-ci sont donc en passe d'atteindre leur objectif véritable: la formation des individus qui, à un titre ou à un autre, devront être engagés dans la grande guerre économique mondiale du XXIe siècle. Cette hypothèse, que certains trouveront invraisemblable, conduit à poser deux questions.
Quelle étrange logique pousse les sociétés modernes, à partir d'un certain seuil de leur développement, à détruire les acquis les plus émancipateurs de la modernité elle-même ? Quel mystérieux hasard à répétition fait que ce sont toujours les révolutions culturelles accomplies par la Gauche qui permettent au capitalisme moderne d'opérer ses plus grands bonds en avant ?
Nouvelle édition
« Le football s'est progressivement transformé en sport business et en sport spectacle, où les valeurs traditionnelles du beau jeu et du fairplay sont en voie de disparition parce qu'elles ne sont pas rentables. Il est certain, en effet, qu'aux yeux des classes dominantes l'industrie du football représente un élément décisif du soft power, ou de ce contrôle du temps de cerveau disponible destiné à faire passer l'amère potion libérale. Au même titre, là encore, que l'industrie de la mode, l'univers numérique ou celui de la world music et de ses concerts géants. Avec, toutefois, cette différence notable qu'il est à peu près impossible d'exercer le moindre regard critique sur la dynamique du capitalisme en se situant, par exemple, à l'intérieur du monde de la mode - puisque celle-ci ne constitue que le commentaire poétique de cette dynamique déshumanisante. Alors que l'univers du football offre encore un certain nombre de prises à une vision non capitaliste de la vie. »
Au rythme où progresse le brave new world libéral - synthèse programmée de Brazil, de Mad Max et de l'esprit calculateur des Thénardier -, si aucun mouvement populaire autonome, capable d'agir collectivement à l'échelle mondiale, ne se dessine rapidement à l'horizon (j'entends ici par «autonome» un mouvement qui ne serait plus soumis à l'hégémonie idéologique et électorale de ces mouvements «progressistes» qui ne défendent plus que les seuls intérêts culturels des nouvelles classes moyennes des grandes métropoles du globe, autrement dit, ceux d'un peu moins de 15 % de l'humanité), alors le jour n'est malheureusement plus très éloigné où il ne restera presque rien à protéger des griffes du loup dans la vieille bergerie humaine. Mais n'est-ce pas, au fond, ce que Marx lui-même soulignait déjà dans le célèbre chapitre du Capital consacré à la «journée de travail»? «Dans sa pulsion aveugle et démesurée, écrivait-il ainsi, dans sa fringale de surtravail digne d'un loup-garou, le Capital ne doit pas seulement transgresser toutes les limites morales, mais également les limites naturelles les plus extrêmes.» Les intellectuels de gauche n'ont désormais plus aucune excuse.
Anarchiste tory, c'est-à-dire anarchiste conservateur, c'est ainsi que George Orwell se présentait parfois, lorsqu'il était invité à se définir politiquement. Mais suffit-il qu'une position politique soit inclassable pour être incohérente ? Cet essai s'efforce précisément d'établir qu'il est possible d'être l'un des analystes les plus lucides de l'oppression totalitaire sans renoncer en rien à la critique radicale de l'ordre capitaliste ; que l'on peut être à la fois un défenseur intransigeant de l'égalité sans souscrire aux illusions « progressistes » et « modernistes » au nom desquelles s'accomplit désormais la destruction du monde.
En établissant la cohérence réelle de cette pensée supposée inclassable, cet essai met en évidence quelques-unes des conditions de cette indispensable critique moderne de la modernité, dont George Orwell est le plus négligé des précurseurs.