Une révolution qui n'estime pas les siens, les nourrissons et les valeureuses travailleuses agricoles, n'en est pas une. « L'histoire révèle sa propre essence à ceux qu'elle a au préalable exclus d'elle-même », écrit Dostoïevski ; et dans le cas tunisien, les absents, les exclus, les sans verbe, sans pouvoir donc, sont nombreux. Un livre d'histoire n'est pas une thèse mais un pont reliant le présent au passé. Or le cas tunisien nous dit l'état du monde : ceux qui célèbrent le miracle politique oriental advenu en 2011 oublient qu'une révolution s'écrit par ses propres mots, s'inscrit dans l'histoire par la grâce de sa propre pensée, de son ambition d'affranchir les siens, de raconter la rupture avec les anciennes pratiques du pouvoir : le népotisme, la corruption et le mépris du peuple. La douloureuse question que les Arabes, politiques et intellectuels, ne veulent pas poser est : Est-ce que le Printemps arabe a été porté, c'est-à-dire préparé, réalisé et défendu par des mots et une pensée arabes ? Est-ce que les Arabes de 2011 ont créé l'essentiel, ce qui fonde un tournant, une oeuvre : nommer dans leur propre langue ce qui leur arrive, c'est-à-dire, leur propre révolution ?
Un historien, né en Tunisie et parti vivre à Paris, rêve d'écrire la biographie de Mabrouka, sa mère, restée au pays avec les siens. Redoutant la trahison de sa mémoire, elle adresse une lettre à son fils. Cette missive au vitriol est le prélude au récit de l'épopée des femmes de la famille. Tout commence dans l'Algérie des années 1820 où Sihème, l'aïeule, une esclave affranchie, se distingue en fabriquant le chasse-mouches du dey d'Alger, avec lequel celui-ci gifle le consul de France. Ce coup de sang entraîne une fuite mouvementée de Sihème vers le nord-est algérien, l'exil et l'installation de ses descendantes en Tunisie, jusqu'à aujourd'hui. Lyrique et picaresque, voici le roman d'une lignée de quatre femmes libres traversant un immense pays et son histoire, chacune à sa manière, mais guidées par une même volonté : rompre le silence et s'emparer du verbe pour écrire leur destin.
Saber Mansouri est né en 1971. Il est l'auteur de plusieurs essais et d'un premier roman, Je suis né huit fois (Seuil, 2013).
Le corps politique de Ribéry et de Benzema, de la femme voilée aussi, la grâce orientale d'Eugène Delacroix, de Gaulle préservant son village de l'invasion islamique, le FLN ramassant l'impôt révolutionnaire dans les bidonvilles de Nanterre, la disparition du Beur du lexique français, les cités, la laïcité, l'indigénat, la réforme de l'islam de France, les querelles sur l'identité nationale - liste bien longue - disent les nuances d'un même tableau qui a pour nom l'art français de gouverner le citoyen depuis le dernier quart du XIXe siècle jusqu'à nos jours. Ainsi s'écrit l'histoire de l'octroi de la citoyenneté, une denrée rare qui se mérite, aux sujets de l'Empire français, l'histoire d'une puissance mondiale qui a préféré administrer son immense territoire et le génie des peuples soumis par la violence des armes et des mots, en lieu et place de l'esprit politique souverain : inclure et embrasser la grandeur des autres. Tout en pensant l'histoire du déclin de l'Empire français et de l'idée républicaine, Saber Mansouri suggère la renaissance française à venir : gouverner par l'estime de tous les citoyens, les pauvres et les riches, ceux du Nord et ceux du Sud, les croyants et les athées.
Le souffle d'une vie naît d'une rencontre entre un enfant devenu jeune adulte, Massyre, et un lieu, la Montagne Blanche, particulièrement apprécié par tous les conquérants venus visiter la Tunisie, y compris les frères protecteurs armés français. Le lieu est unique. Massyre est multiple. Il y a d'abord ses sept sœurs et leur destin qui le regardent en silence, lui, le garçon, le huitième. Et puis, il y a ses huit métiers : suiveur de chèvres jusqu'à l'abattoir, chercheur d'Helix aperta, l'escargot souterrain, vendeur de fruits sauvages, d'eau à la criée, de boissons gazeuses, négociant en journaux au kilo et fripier. Tout en commerçant, Massyre va à l'école puis à l'université, fait une rencontre déterminante avec la problématique et l'Histoire, et devient professeur au lycée de sa région natale. Mais, sauf à partir ailleurs, au-delà de la Montagne Blanche, peut-on enseigner le passé sur le lieu de sa propre histoire ?
Saber Mansouri est né en 1971. Je suis né huit fois est son premier roman.
Instable comme un «oiseau migrateur» à la recherche de la belle saison et du grain, immature comme un «enfant», telles sont les images qui viennent à Aristote et Platon pour évoquer le métèque, c'est-à-dire l'étranger qui vit et travaille avec le citoyen à Athènes aux V et IV siècles avant J.-C. Et pourtant, à l'inverse du discours classique, Saber Mansouri donne à lire une cité athénienne où les métèques vivent, travaillent, font la guerre et expriment leur attachement à la cité. L'auteur déconstruit donc la figure d'un métèque imaginaire ou modernisé, un métèque qui serait uniquement attiré par les gains, versatile, toujours prêt à trahir et devant en conséquence être surveillé de près.
Par cette approche, qui invalide le discours d'idéologues modernes puisant dans l'histoire les sources de la discrimination raciale, juridique et culturelle entre citoyens et étrangers, les métèques, bons ou mauvais, sont rendus à leur polis et à leur temps. Eux aussi sont Athènes. Jamais ils n'ont été confrontés à nos concepts contemporains de tolérance, de racisme ou de xénophobie. Ils participent pleinement à l'équilibre politique et social de la démocratie athénienne. Ils peuvent ainsi dire publiquement, selon les mots d'Aristophane : «Nous voulons habiter avec vous, nous avons envie de vos lois.»