« J'écris de chez les moches, pour les moches, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf, aussi bien que pour les hommes qui n'ont pas envie d'être protecteurs, ceux qui voudraient l'être mais ne savent pas s'y prendre, ceux qui ne sont pas ambitieux, ni compétitifs, ni bien membrés. Parce que l'idéal de la femme blanche séduisante qu'on nous brandit tout le temps sous le nez, je crois bien qu'il n'existe pas. » V.D.
Après Le droit d'emmerder Dieu, éloge du droit au blasphème, Richard Malka revient sur l'origine profonde d'une guerre millénaire au sein de l'Islam : la controverse brûlante sur la nature du Coran.
Plus qu'une plaidoirie, ces pages mûries pendant des années questionnent ce qu'il est advenu de l'Islam entre le VIIème et le XIème siècle, déchiré entre raison et soumission.
Les radicaux ont gagné, effectuant un tri dans le Coran et les paroles du Prophète, oppressant leurs ennemis - au premier rang desquels les musulmans modérés, les musiciens, artistes, philosophes, libres penseurs, les femmes et minorités sexuelles.
Plonger avec passion dans cette cassure au sein d'une religion n'est pas être « islamophobe », c'est regarder l'histoire en face.
Traité sur l'intolérance est une méditation puissante, un appel aux islamologues du savoir et de la nuance - pour qu'enfin chacun sache, comprenne, échange, s'exprime.
Ginette Kolinka, qui va fêter ses 98 ans, habite le même appartement depuis qu'elle a dix ans.
Elle a toujours vécu là, rue Jean-Pierre Timbaud, au coeur de Paris, à l'exception de trois ans : de 1942 à 1945.
Cet appartement, c'est sa vie qui défile devant nos yeux. Il y a les portraits de ceux qui ne sont pas revenus de Birkenau : son père, son petit frère, son neveu.
Les disques d'or de son fils unique, Richard, batteur du groupe Téléphone.
Les photos de ses cinq soeurs, Ginette est la cadette, des petits-enfants, des arrière-petits-enfants.
Les dessins des écoliers, à qui elle raconte désormais son histoire, tous les jours, aux quatre coins de la France.
Et même les meubles qu'ont laissés les « collabos ».
Ginette nous fait la visite.
On traverse le temps : l'atelier de confection de son père, la guerre, ce mari adorable et blagueur. Les marchés, qui l'ont sauvée. Et les camps qui affleurent à chaque page, à chaque pas.
Mais Ginette, c'est la vie ! Le grand présent. « On me demande pourquoi je souris tout le temps, mais parce que j'ai tout pour être heureuse ! »
Dans ce livre, le premier qu'il consacre au racisme, Dany Laferrière se concentre sur ce qui est peut-être le plus important racisme du monde occidental, celui qui dévore les Etats-Unis. Les Noirs américains : 43 millions sur 332 millions d'habitants au total - plus que la population entière du Canada. 43 millions qui descendent tous de gens exploités et souvent martyrisés. 43 millions qui subissent encore souvent le racisme. Loin d'organiser une opposition manichéenne entre le noir et le blanc, précisément, Dany Laferrière précise : « On doit comprendre que le mot Noir ne renferme pas tous les Noirs, de même que le mot Blanc ne contient pas tous les Blancs. Ce n'est qu'avec les nuances qu'on peut avancer sur un terrain si miné. »
Voici donc un livre de réflexion et de tact, un livre littéraire. Mêlant des formes brèves que l'on pourrait rapprocher des haïkus, où il aborde en général les sensations que les Noirs éprouvent, et de brefs essais où il étudie des questions plus générales, Dany Laferrière trace un chemin grave, sans jamais être démonstratif, dans la violence semble-t-il inextinguible du racisme américain. « Mépris », « Rage », « Ku Klux Klan » alternent avec des portraits des grands anciens, Noirs ou Blancs, qui ont agi en noir ou en blanc : Charles Lynch, l'inventeur du lynchage, mais aussi Eleanor Roosevelt ; et Frederick Douglass, et Harriet Beecher Stowe, l'auteur de La Case de l'oncle Tom, et Bessie Smith, à qui le livre est dédié, et Angela Davis. Ce Petit traité du racisme en Amérique s'achève sur une note d'espoir, celui que Dany Laferrière confie aux femmes. « Toni, Maya, Billie, Nina, allez les filles, le monde est à vous ! »
« Le poisson rouge tourne dans son bocal. Il semble redécouvrir le monde à chaque tour. Les ingénieurs de Google ont réussi à calculer la durée maximale de son attention : 8 secondes. Ces mêmes ingénieurs ont évalué la durée d'attention de la génération des millenials, celle qui a grandi avec les écrans connectés : 9 secondes. Nous sommes devenus des poissons rouges, enfermés dans le bocal de nos écrans, soumis au manège de nos alertes et de nos messages instantanés.
Une étude du Journal of Social and Clinical Psychology évalue à 30 minutes le temps maximum d'exposition aux réseaux sociaux et aux écrans d'Internet au-delà duquel apparaît une menace pour la santé mentale. D'après cette étude, mon cas est désespéré, tant ma pratique quotidienne est celle d'une dépendance aux signaux qui encombrent l'écran de mon téléphone. Nous sommes tous sur le chemin de l'addiction : enfants, jeunes, adultes.
Pour ceux qui ont cru à l'utopie numérique, dont je fais partie, le temps des regrets est arrivé. Ainsi de Tim Berners Lee, « l'inventeur » du web, qui essaie de désormais de créer un contre-Internet pour annihiler sa création première. L'utopie, pourtant, était belle, qui rassemblait, en une communion identique, adeptes de Teilhard de Chardin ou libertaires californiens sous acide.
La servitude numérique est le modèle qu'ont construit les nouveaux empires, sans l'avoir prévu, mais avec une détermination implacable. Au coeur du réacteur, nul déterminisme technologique, mais un projet qui traduit la mutation d'un nouveau capitaliste : l'économie de l'attention. Il s'agit d'augmenter la productivité du temps pour en extraire encore plus de valeur. Après avoir réduit l'espace, il s'agit d'étendre le temps tout en le comprimant, et de créer un instantané infini. L'accélération générale a remplacé l'habitude par l'attention, et la satisfaction par l'addiction. Et les algorithmes sont aujourd'hui les machines-outils de cette économie...
Cette économie de l'attention détruit, peu à peu, nos repères. Notre rapport aux médias, à l'espace public, au savoir, à la vérité, à l'information, rien n'échappe à l'économie de l'attention qui préfère les réflexes à la réflexion et les passions à la raison. Les lumières philosophiques s'éteignent au profit des signaux numériques. Le marché de l'attention, c'est la société de la fatigue.
Les regrets, toutefois, ne servent à rien. Le temps du combat est arrivé, non pas pour rejeter la civilisation numérique, mais pour en transformer la nature économique et en faire un projet qui abandonne le cauchemar transhumaniste pour retrouver l'idéal humain... »B.P.
Spécialiste de l'extrême droite et du régime de Vichy, Laurent Joly resitue Éric Zemmour dans la tradition politique du « nationalisme ethnique », né au tournant du XXe siècle et dont les idées ont été portées au pouvoir en 1940.
Si Zemmour veut réécrire l'histoire de Vichy et de la persécution des juifs, c'est que son projet vise à rendre possibles des politiques disqualifiées depuis les crimes de la collaboration : mettre à bas l'État de droit, stigmatiser des minorités, expulser deux millions d'étrangers et de « mauvais Français »...
Se fondant sur des sources inédites, exhumant des controverses oubliées, Laurent Joly démontre dans cet essai implacable qu'Éric Zemmour n'hésite pas à falsifier les faits historiques afin d'unir les droites sous l'étendard de la haine de l'étranger. Ce que le polémiste dit et écrit sur Pétain, Vichy et la Shoah est révélateur de ce qu'il est, de ce qu'il pense et de ce qu'il veut faire si lui-même ou ses idées arrivaient au pouvoir.
Les mensonges anciens ne font pas des « vérités » nouvelles : l'histoire scientifique est un acte de salubrité publique à l'ère de la malhonnêteté intellectuelle triomphante.
« Puisque mon désir de vivre en dehors des prescriptions normatives de la société binaire hétéro-patriarcale a été considéré comme une pathologie clinique caractérisée sous le vocable de « dysphorie de genre », il m'a paru intéressant de penser la situation planétaire actuelle comme une dysphorie généralisée. Dysphoria mundi : la résistance d'une grande partie des corps vivants de la planète à être subalternisés au sein d'un régime de savoir et de pouvoir patriarco-colonial. »
Tel est le point de départ de ce livre de « philosophie documentaire » où l'auteur, malade du covid et enfermé seul dans son appartement, emprunte à tous les genres (essai, fiction, journal) pour raconter à sa façon un monde dont les différentes horloges se sont synchronisées au rythme du virus, mais aussi du racisme, du féminicide, du réchauffement climatique... et de la rébellion à venir. Une manière de carnet philosophico-somatique d'un processus de mutation planétaire en cours.
Si la modernité disciplinaire était hystérique ; si le fordisme, héritier des séquelles des deux guerres mondiales sur la psyché collective, était schizophrène ; le néolibéralisme cybernétique, lui, est dysphorique.
L'hypothèse centrale de cet essai : les événements qui se sont produits pendant la crise du covid à l'échelle mondiale marquent le début de la fin du réalisme capitaliste.
Sommes-nous condamnés à croire tout savoir et ne rien pouvoir faire pour changer le cours des choses (paranoïa conspirationniste) ou continuer à tout faire de la même manière mais sentir que plus rien n'a de sens (dépression individualiste) ? Non : il est possible de franchir le pas vers une autre épistémologie terrestre. Encore faut-il refuser la nouvelle alliance du néolibéralisme numérique, des rhétoriques néo-nationalistes, l'explosion des inégalités économiques, des violences raciales, sexuelles et de genres, la destruction de la biosphère pour initier un profond processus de décarbonisation, de dépatriarcalisation, de décolonisation : c'est l'« hypothèse révolution » dont ce livre pose les prolégomènes...
Il faut prêter attention aux analyses d'Amin Maalouf : ses intuitions se révèlent des prédictions, tant il semble avoir la prescience des grands sujets avant qu'ils n'affleurent à la conscience universelle. Il s'inquiétait il y a vingt ans de la montée des Identités meurtrières ; il y a dix ans du Dérèglement du monde. Il est aujourd'hui convaincu que nous arrivons au seuil d'un naufrage global, qui affecte toutes les aires de civilisation.
L'Amérique, bien qu'elle demeure l'unique superpuissance, est en train de perdre toute crédibilité morale. L'Europe, qui offrait à ses peuples comme au reste de l'humanité le projet le plus ambitieux et le plus réconfortant de notre époque, est en train de se disloquer. Le monde arabo-musulman est enfoncé dans une crise profonde qui plonge ses populations dans le désespoir, et qui a des répercussions calamiteuses sur l'ensemble de la planète. De grandes nations « émergentes » ou « renaissantes », telles la Chine, l'Inde ou la Russie, font irruption sur la scène mondiale dans une atmosphère délétère où règne le chacun-pour-soi et la loi du plus fort. Une nouvelle course aux armements paraît inéluctable. Sans compter les graves menaces (climat, environnement, santé) qui pèsent sur la planète et auxquelles on ne pourrait faire face que par une solidarité globale qui nous fait précisément défaut.
Depuis plus d'un demi-siècle, l'auteur observe le monde, et le parcourt. Il était à Saigon à la fin de la guerre du Vietnam, à Téhéran lors de l'avènement de la République islamique. Dans ce livre puissant et ample, il fait oeuvre à la fois de spectateur engagé et de penseur, mêlant récits et réflexions, racontant parfois des événements majeurs dont il s'est trouvé être l'un des rares témoins oculaires, puis s'élevant en historien au-dessus de sa propre expérience afin de nous expliquer par quelles dérives successives l'humanité est passée pour se retrouver ainsi au seuil du naufrage.
« Règle 30 : il n'y a pas de filles sur Internet. » Cet adage qui circule sur certains forums depuis le début des années 2000 illustre l'accueil réservé aux femmes en ligne. Le monde numérique tisse nos vies à tous et pourtant, il a un problème avec la diversité : il l'oublie et l'agresse, jusqu'à menacer la démocratie. En analysant les ressorts de la haine en ligne, en dévoilant le sexisme et le racisme qui président au fonctionnement de l'industrie et en proposant une contre-histoire du numérique, ce sont les racines et les effets concrets de cette marginalisation que décortique méthodiquement Technoféminisme.
On y observe des communautés masculinistes, auxquels les géants numériques ont permis de se rassembler sous couvert de promotion de la liberté d'expression. Leurs adeptes, se proclamant parfois « célibataires involontaires », multiplient les actions violentes et font toujours plus de victimes - harcèlement, divulgation d'informations personnelles et d'images intimes, jusqu'au meurtre. Leurs idées excluantes les transforment en relais des extrêmes-droites qui fleurissent un peu partout dans le monde.
On y croise la route de l'auteure du premier programme informatique, aussi, Ada Lovelace, brillante mathématicienne et fille de Lord Byron. D'Hedy Lamarr, qui a passé plus de temps à inventer toutes sortes d'objets qu'à jouer devant les caméras. Ou de Katherine Johnson, dont le talent repoussa les limites imposées par la ségrégation au sein de la NASA. On y rencontre, encore, des chercheuses et des activistes à l'oeuvre pour faire évoluer nos mondes numériques à mesure qu'ils s'étendent, des premiers espaces connectés jusqu'au champ de l'intelligence artificielle.
Dans cet essai-enquête unique en son genre, Mathilde Saliou explique les dessous d'un monde fait par et pour des hommes : les effets discriminants de nombre d'algorithmes sur la société, le financement biaisé de la tech par l'entre-soi masculin du capital-risque, la façon dont le consentement de chacun est sans cesse forcé par les géants du Net pour tirer profit de nos données... Interviewant universitaires, ingénieures, activistes, précurseuses, elle dégage aussi des pistes de résistances à l'architecture discriminatoire du numérique, des manières de prendre le pouvoir pour dessiner des futurs technoféministes.
" Depuis que j'ai quitté le Liban pour m'installer en France, que de fois m'a-t-on demandé, avec les meilleures intentions du monde, si je me sentais " plutôt français " ou " plutôt libanais ". Je réponds invariablement : " L'un et l'autre ! " Non par quelque souci d'équilibre ou d'équité, mais parce qu' en répondant différemment, je mentirais. Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c'est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C'est cela mon identité ? "
Partant d'une question anodine qu'on lui a souvent posée, Amin Maalouf s'interroge sur la notion d'identité, sur les passions qu'elle suscite, sur ses dérives meurtrières. Pourquoi est-il si difficile d'assumer en toute liberté ses diverses appartenances ? Pourquoi faut-il, en cette fin de siècle, que l'affirmation de soi s'accompagne si souvent de la négation d'autrui ? Nos sociétés seront-elles indéfiniment soumises aux tensions, aux déchaînements de violence, pour la seule raison que les êtres qui s'y côtoient n'ont pas tous la même religion, la même couleur de peau, la même culture d'origine ? Y aurait-il une loi de la nature ou une loi de l'Histoire qui condamne les hommes à s'entretuer au nom de leur identité ?
C'est parce qu'il refuse cette fatalité que l'auteur a choisi d'écrire les Identités meurtrières, un livre de sagesse et de lucidité, d'inquiétude mais aussi d'espoir.
Amin Maalouf a publié les Croisades vues par les Arabes, ainsi que six romans : Léon l'Africain, Samarcande, les jardins de lumière, le Premier siècle après Béatrice, le Rocher de Tanios et les Echelles du Levant.
Un matin brumeux de janvier 2011, Samuel Forey découvre qu'une révolution a éclaté en Égypte. Le Caire s'est embrasé et des milliers de révoltés ont pris d'assaut la place Tahrir, centre névralgique et politique de la capitale. Alors qu'il tentait de gagner sa vie comme journaliste depuis de nombreuses années, Samuel Forey prend une décision radicale . Du jour au lendemain, il quitte Paris et s'envole vers l'Egypte, à la recherche du grand soir.
S'ensuit une odyssée de six années au Moyen-Orient, au coeur du Caire tumultueux, traquant des rebelles dans le labyrinthe de roche et sable du Sinaï, s'initiant au reportage de guerre à Alep ou Gaza, partageant le quotidien des combattants kurdes en Syrie ou des soldats irakiens dans le chaudron brûlant de la bataille de Mossoul, en Irak, la plus importante guerre urbaine depuis la Seconde Guerre mondiale - au contact de l'humanité dans son extrême, pour le pire comme pour le meilleur.
Mais ce périple est aussi un cheminement intérieur. Profondément marqué par la perte précoce de ses parents, Samuel Forey fait l'apprentissage du deuil et de la mort. Quête du père, quête de soi, quête de sens, jusqu'au bout, là où le voyage se termine et le voile se déchire, quelque part dans l'explosion d'une mine, lors de la bataille de Mossoul.
Tout à la fois carnet de route, journal intime et récit initiatique, magnifiquement écrit, dans la tradition des écrivains d'aventure et de combat, les Aurores incertaines nous emmènent au coeur des tourments de ce début de siècle.
Un livre sur le roman soviétique, maintenant ? Précisément maintenant : comme le disait Romain Rolland pendant la Grande Guerre, ce n'est pas parce que les Allemands l'ont voulue que nous allons renier Goethe.
Qui plus est, quantité des écrivains que Dominique Fernandez, un des plus grands connaisseurs de la littérature russe (Dictionnaire amoureux de la Russie, Plon, 2004, Avec Tolstoï, Grasset, 2010), nous présente ici, ont été d'opposition à Staline, ou ont tourné la censure par le roman historique ou le roman de science-fiction.
Avec la chute de l'URSS, tout un pan de la littérature occidentale a été injustement effacé. Dominique Fernandez fait revivre pour nous les oeuvres et la vie des grands de la période (entre la Révolution et Khrouchtchev), de Gorki à Pasternak, en passant par Ehrenbourg, Babel, Paoustovski, Aïtmatov ou Alexeï Tolstoï.
Il nous rappelle aussi l'admirable moment littéraire qu'a engendré l'après-Révolution. S'opposant à une idée trop facilement reçue, il exhume du mépris où ils ont été plongés de grands auteurs du « réalisme socialiste ». La dictature a, par contrecoup, fait naître une fiction satirique que nous découvrons ici, comme les savoureux Olecha, Zochtchenko ou Ilf et Pétrov. Loin de réduire la littérature au silence, la tyrannie expie ses fautes par un des plus grands livres par lequel Dominique Fernandez achève le sien, Vie et Destin de Vassili Grossman.
Un livre de justice, un livre de savoir, un livre, aussi, de saveur.
« C'est à nous, et à nous seuls, qu'il revient de réfléchir, d'analyser et parfois de prendre des risques pour rester libres. Libres de nous engager et d'être ce que nous voulons. C'est à nous, et à personne d'autre, qu'il revient de trouver les mots, de les prononcer, de les écrire avec force, pour couvrir le son des couteaux sous nos gorges.
A nous de rire, de dessiner, d'aimer, de jouir de nos libertés, de vivre la tête haute, face à des fanatiques qui voudraient nous imposer leur monde de névroses et de frustration - en coproduction avec des universitaires gavés de communautarisme anglo-saxon, des militants aveuglés, et des intellectuels qui sont les héritiers de ceux qui ont soutenu parmi les pires dictateurs du XXème siècle, de Staline à Pol Pot. »
Ainsi plaide Richard Malka, avocat de Charlie Hebdo, lors du procès des attentats de janvier 2015. Procès historique, procès intellectuel, au cours duquel l'auteur retrace, avec puissance et talent, le cheminement souterrain et idéologique du Mal. Chaque mot pèse. Chaque mot frappe. Ou apporte la douceur. Evoquant les noms des disparus, des amis, leurs plumes, leurs pinceaux, leur distance ironique et tendre. Oui, la liberté d'expression est un combat, chaque jour vivifié par des gestes, des paroles, des échanges.
Face à la mort, la littérature nous tient : ce texte, bien plus qu'une plaidoirie, est un éloge de la vie libre, joyeuse et éclairée.
Deux grandes idéologies dominent nos sociétés occidentales : le déclinisme et le catastrophisme. Depuis le début du siècle, tous les événements semblent confirmer ce pronostic : le réchauffement climatique, le terrorisme islamiste, le coronavirus et, enfin, la guerre à l'Est de l'Europe de la Russie contre l'Ukraine.
Face à cette situation, la doxa veut que le seul recours raisonnable soit de réintégrer le foyer, dernier refuge et protection contre la sauvagerie. Mais la maison de nos jours n'est pas un simple abri, elle est bien davantage: un espace en soi qui supplante et remplace le monde, un cocon connecté qui rend peu à peu superflu toute percée vers le dehors. Depuis son canapé, on peut jouir par procuration des plaisirs qu'offraient jadis le cinéma, le théâtre, les cafés. Tout ou presque peut nous être livré à domicile, y compris l'amour. Pourquoi dès lors sortir et s'exposer ? A l'instar du héros de la littérature russe Oblomov, qui vécut couché et ne parvint jamais à quitter son lit pour affronter l'existence, allons-nous devenir des êtres diminués, recroquevillés et atones ?
Tout l'enjeu de cet essai est de dresser l'archéologie de cette mentalité du repli et du renoncement, d'en saisir les racines philosophiques et les contours historiques. Car jamais la tension entre le désir de vagabondage et le goût de la réclusion n'a été aussi forte. Et le confinement obligatoire, véritable cauchemar des dernières années, semble avoir été remplacé chez beaucoup par un auto-confinement volontaire. Fuite loin des villes, télétravail, condamnation du voyage et du tourisme, nous risquons de devenir des créatures de terrier qui se calfeutrent à la moindre secousse. Ce n'est pas la tyrannie sanitaire qui nous menace mais la tyrannie sédentaire : la pantoufle et la robe de chambre seront-elles les nouveaux emblèmes du monde d'après ?
Mai 1940. La France succombe, son vin aussi. Aussitôt nommés par l'administration d'occupation, les « Weinführer », délégués officiels dans les vignobles de Bordeaux, de Bourgogne, de Champagne et de Cognac s'emparent, avec la complicité de nombreux professionnels français, du « plus précieux des trésors de France », selon les mots d'Hermann Gring, qui a très tôt associé sa voracité pour les oeuvres d'art à une soif inextinguible des plus grands nectars français.
Bâti sur des sources exceptionnelles, fonds économiques et judiciaires, archives et documents privés, ce passionnant et exhaustif Vin des nazis révèle comment, au coeur des plus grands vignobles, sur les tables des grands restaurants et des palaces parisiens, la défaite française a vite été noyée dans le vin, grisant les collaborateurs sans scrupules, les brasseurs d'affaires véreux, jusqu'aux pires criminels reconvertis dans la Gestapo française, dont l'équipe Bonny-Lafont. En spoliant les vignobles français pour alimenter la mondanité nazie mais aussi pour soutenir l'effort de guerre du IIIe Reich, les occupants ont détourné des volumes colossaux, de grands crus au vin ordinaire, provoquant une pénurie inédite, un rationnement brutal et une hausse vertigineuse des prix touchant l'ensemble de la population, à une époque où le vin était un élément capital de la vie quotidienne.
De personnalités éminentes, dirigeants de prestigieuses maisons, s'insinuent dans ce cambriolage à l'échelle d'une nation : Henri Leroy, propriétaire de la Romanée-Conti en Bourgogne et producteur d'alcools de vin pour les carburants du Reich, Melchior de Polignac, propriétaire de la maison Pommery et cofondateur du groupe « Collaboration », ou Louis Eschenauer, « l'empereur des Chartrons », intime des chefs militaires allemands à Bordeaux. Le vin s'est imposé comme un puissant vecteur de la collaboration, valorisé par Pétain et l'État français. Loin d'être réservé aux élites du pouvoir hitlérien, il s'est diffusé dans la société allemande tout entière.
Une fresque captivante et dérangeante du vin au temps des heures sombres.
On trouve tout dans la littérature. Parce que les grands romanciers ont la lucidité des « voyants », comme le disait Rimbaud des poètes, la lecture de leurs romans aide à comprendre le monde.
Rien de mieux que La Tâche de Philip Roth pour traquer la montée du moralisme dans nos sociétés, La ferme des animaux de George Orwell pour saisir les dynamiques dévorantes de l'extrémisme, Meursault contre-enquête de Kamel Daoud pour traquer les catéchismes idéologiques, Sa majesté des mouches de William Golding pour décoder le populisme, Beloved de Toni Morrison pour interroger nos réécritures du passé, Le Hussard sur le toit de Jean Giono pour déchiffrer nos épidémies de la peur ou les Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar pour ne plus jamais penser que la culture et notamment les livres ne seraient pas essentiels.
Cet essai riche et éclairant nous fait plonger dans près de vingt-cinq romans incontournables, des textes aussi merveilleux que L'Iliade et l'Odyssée d'Homère, Lady L. de Gary, Germinal de Zola, Ulysse de Joyce, Moby-Dick de Melville, Robinson Crusoé de Defoe ou La chute de Camus. Parce que ces grands livres offrent des clés insoupçonnées, ils deviennent autant de compagnons de route pour mieux lire notre époque.
Gourmand et passionné, Mathieu Laine nous convie ainsi dans les invariants de la nature humaine que seule la littérature permet de percevoir avec autant de finesse. Alors qu'on lit de moins en moins, ce livre donne terriblement envie de lire et de relire. Pour nous distraire mais aussi pour aiguiser notre esprit critique et nous garder des idées fausses. « Lisez pour vivre », disait Flaubert. Sans roman, la vie est impossible !
« Cette histoire me hante depuis l'enfance... »
S'interrogeant sur la manière dont son grand-père paternel, Léonce Schwartz, a échappé à la déportation, Anne Sinclair découvre un chapitre méconnu de la persécution sous l'Occupation : la « rafle des notables ».
En décembre 1941, les Allemands arrêtent 743 Juifs français, chefs d'entreprise, avocats, écrivains, magistrats. Pour parvenir au quota de mille détenus exigé par Berlin, ils adjoignent à cette population privilégiée 300 Juifs étrangers déjà prisonniers à Drancy.
Tous sont enfermés au camp de Compiègne, sous administration allemande : un vrai camp de concentration nazi d'où partira, en mars 1942, le premier convoi de déportés de France vers Auschwitz (avant la Rafle du Vél' d'Hiv de juillet 1942).
En reconstituant la coexistence dans ce camp de bourgeois assimilés depuis des générations et de Juifs étrangers familiers des persécutions, ce récit très personnel raconte avec émotion une descente aux enfers.
« Essayer de redonner un peu de chair aux disparus est devenu pour moi une obsession », écrit l'auteur, dont le fardeau intime sert de fil rouge à une oeuvre de mémoire collective.
De sorte que l'enquête familiale sur le destin énigmatique de Léonce se fait peu à peu enquête historique sur la tragédie de Compiègne, puis hommage à ceux qui n'en sont pas revenus.
Née dans l'euphorie de son prix Goncourt 1933 et sur un pari farfelu, pour reprendre un mot d'André Malraux, sa liaison avec Josette Clotis devient rapidement une passion - contrariée et d'autant plus flamboyante. La ravissante et jeune romancière, toute gauche qu'elle soit, est aussi une femme rebelle et tenace. Elle ne s'accommode pas de vivre à la marge du couple d'André et de Clara Malraux, laquelle la surnomme « la provinciale ». André et Josette vivent côte à côte plutôt qu'ensemble, voyagent, s'écrivent, s'aiment, ont deux enfants. La guerre ne désarme pas celle qui veut tout Malraux et tout de lui.
On ne savait à peu près rien de ce Malraux amoureux. Son enrôlement en 1940 comme soldat de deuxième classe dans une unité de chars à Provins en fait un épistolier malgré lui, attentif et protecteur, pudique et spirituel, toujours tendre envers Josette. Celle-ci, qui excelle dans l'écriture de soi, remplit depuis des années des cahiers secrets, jusqu'à sa mort tragique en 1944, les jambes broyées à la suite d'une chute d'un train. Elle y a consigné les soubresauts de leur relation, mais aussi ses désirs de femme affranchie, loin de la midinette capricieuse ayant capté Malraux à quoi on a trop souvent voulu la réduire.
Je pense à votre destin, fondé sur des archives inédites, fait le récit de cette passion qui n'a pas duré moins de douze ans. Il est suivi de trente-cinq lettres de Malraux largement inédites, de fragments issus des cahiers inédits et de projets de romans de Clotis où Malraux apparaît, ainsi qu'un cahier préparatoire de celui-ci, inédit lui aussi, aux Noyers de l'Altenburg, auquel il travaillait du temps de leur liaison. Tous contemporains, ces éléments racontent, chacun à sa façon, une histoire inouïe d'amour et de littérature.
Rappel : La Tentation de l'Occident d'André Malraux ainsi que les mémoires de Clara Malraux, en particulier Nos vingt ans, sont disponibles dans la collection Les Cahiers rouges.
Pour les croyants musulmans, le Coran est la Parole de Dieu. Selon certains d'entre eux, cette Parole doit être prise à la lettre ; selon les autres, elle peut faire l'objet d'interprétations plus ou moins subtiles. Mais pour la plupart d'entre eux, elle est imprescriptible, elle a valeur absolue, en tous temps et en tous lieux. Cette approche a été transmise depuis des siècles, de génération en génération, comme une évidence indiscutée. Mais elle pose désormais un insidieux dilemme à tous les croyants qui portent une vision sécularisée du monde et se réclament de valeurs humanistes universelles. Assumant le principe de l'égalité en droit des individus, quels que soient leur religion, leur sexe, ou leur appartenance ethnique, ces croyants se trouvent en porte à faux avec nombre de versets coraniques qui vont à l'encontre de ces valeurs. Ils ne peuvent que récuser, par exemple, l'inégalité de statut social entre l'homme et la femme, la pratique de l'esclavage, la violence contre les Infidèles, les châtiments corporels. Le dilemme de ces croyants n'est pas imputable au Coran, mais au dogme selon lequel la Parole de Dieu serait globalement imprescriptible. Dogme qui repose sur un postulat implicite, tout à fait discutable : que la Parole de Dieu est nécessairement consubstantielle à Dieu. Ce postulat a été théologiquement réfuté par certains des plus grands penseurs musulmans. C'est une thèse, qui a lentement pris corps en se confrontant à une thèse adverse, et qui n'a définitivement prévalu, à l'échelle du monde musulman, que plusieurs siècles après la mort du Prophète. Le présent essai rappelle brièvement le contexte historique dans lequel cette thèse s'est imposée, avant de démontrer qu'elle peut faire, au XXIe siècle, l'objet d'une réfutation nouvelle, dotée d'une cohérence, et d'une force d'évidence, qu'elle ne pouvait avoir il y a mille ans.
Qu'ont en commun une guerrière et une sainte ? A priori, rien. Tout semble même les opposer. L'une serait du côté du Mal et du sang, l'autre du Bien et de la lumière. A cette idée, la représentation de Thérèse de Lisieux, proclamée en 1997 trente-troisième docteur de l'Église et sainte française la plus célèbre avec Jeanne d'Arc, semble donner raison. Bouquet de roses et crucifix entre les bras, voile sur la tête et guimpe autour du visage, sourire ténu, ainsi la connait-on. Comme une sainte, et non telle une guerrière. Ce qu'elle était pourtant. C'est le paradoxe que prétend dénouer ce livre. Car aimer son prochain est un combat (qu'on nomme spirituel), une lutte que Thérèse Martin aura menée sa vie durant. Et d'abord contre elle-même.
Dans cet essai biographique passionnant, Jean de Saint-Chéron retrace son existence pour faire, non l'éloge de la bonne soeur aux fleurs, mais celui de la sainte guerrière, et rappeler combien l'amour dont parle la Bible est « une glorieuse guerre ». En sept courts chapitres, on suit sa formation martiale, de son enfance marquée par sa vive piété, son caractère déterminé et la mort de sa mère, à sa conversion à 13 ans, lorsqu'elle comprend que, pour aimer, il lui faudra souffrir beaucoup. De Rome, où elle va conquérir la forteresse du Carmel à la pointe de l'épée en implorant le Pape de la laisser y entrer avant l'âge légal, à son entrée en religion parmi ses soeurs dont elle s'attèle à aimer les défauts, c'est un parcours du combattant qu'elle raconte dans ses écrits et que Jean de Saint-Chéron nous fait revivre en la suivant et la citant avec énergie, science et ardeur. Un éloge puissant et une leçon de foi moderne sur la bataille de l'amour et du pardon.
Au XIX siècle, lorsque l'homosexualité est inventée comme crime et maladie mentale en Europe, l'écrivain Karl Heinrich Ulrich est le premier à se déclarer « uraniste » et à affirmer les droits de « ceux qui aiment différemment ». Après lui, Preciado refuse le protocole médico-légal de changement de sexe et entreprend un projet de transformation de son corps et de sa subjectivité via l'auto-administration de testostérone. Il relate cette traversée, ce devenir « homme-trans », au fil de chroniques dans Libération entamées comme Beatriz et poursuivies une fois devenu Paul.
Il y développe une philosophie politique dépassant les questions de sexualité et évoque des questions politico-sociales comme le devenir néo-fasciste en Europe, la crise grecque, les luttes zapatistes au Mexique, le conflit en Catalogne.
Car la dualité sexuelle et son l'épistémologie binaire sont le cadre général de nos sociétés « technopatriarcales et hétérocentrées ». La masculinité s'y définit par le droit des hommes à donner la mort et la féminité par l'obligation des femmes à donner la vie. L'hétérosexualité est à la fois une politique du désir et un régime de gouvernement imposant un système de violence et de domination. Face à ce régime, la culture queer et trans est celle du l'expérimentation du genre et de la non-naturalisation des positions de pouvoir. Les corps sont équivalents, le pouvoir est redistribué.
En devenant Paul, Preciado, « dissident du système genre-genre », met en pratique la révolution sexuelle et politique qu'il appelle de ses voeux. Il propose ainsi une cartographie de technologies du pouvoir aussi bien qu'une guide des nouvelles stratégies de résistance à la norme.
Ce texte d'hommage à Bertrand Tavernier est une magnifique ode à l'amitié entre deux hommes de générations différentes qui se reconnaissent dès leur première rencontre à l'Institut Lumière (que Tavernier présida de sa création en 1982 à sa mort en 2021) puis se tiendront la main jusqu'au bout, le cadet ne cessant d'admirer l'aîné comme un père, puis un grand frère.
Réalisateur, scénariste, producteur, cinéphile passionné, écrivain, d'une curiosité insatiable, fou de jazz et de littérature, acharné d'Amérique tout en restant fidèle à ses racines lyonnaises, d'une liberté de goût et d'allure sans pareille, d'un engagement sans concessions, Tavernier est un ogre.
Il a fait ses débuts comme assistant de Jean-Pierre Melville. Attaché de presse à plein temps de Stanley Kubrick, il lui envoie ce télégramme de démission : « En tant que cinéaste vous êtes un génie, mais un crétin dans le travail ». Autant dire que sa forte personnalité ne le prédisposait pas aux petits accommodements...
Rien ne sert d'égrener ici la liste de ses très nombreux films, documentaires, livres, qui lui valurent couronnes et lauriers dans le monde entier.
Car ce qui fait le coeur de ce livre est autre chose : restituer la mécanique intime d'un être de passion, se placer au plus près de lui, dans les coulisses, comme on filmerait le hors-champ de sa vie et de son image publiques ; montrer la place qui lui revient dans le paysage du cinéma français et dans la redécouverte du cinéma mondial ; analyser à travers lui la source des querelles esthétiques qui continuent de déchirer les grandes traditions de la critique cinématographique en France.
Anecdotes, portraits, scènes vécues, voyages en commun aux Etats-Unis et ailleurs : cet exercice d'admiration, ce « tombeau », cette biographie intime mêlée d'autobiographie, finissent par dessiner une vaste fresque collective, tant la fascination pour un être particulier à ce point avide du monde rejoint ici l'universel.
Sartre avait montré dans Réflexions sur la question juive comment le juif est défini en creux par le regard de l'antisémite. Delphine Horvilleur choisit ici de retourner la focale en explorant l'antisémitisme tel qu'il est perçu par les textes sacrés, la tradition rabbinique et les légendes juives.
Dans tout ce corpus dont elle fait l'exégèse, elle analyse la conscience particulière qu'ont les juifs de ce qui habite la psyché antisémite à travers le temps, et de ce dont elle « charge » le juif, l'accusant tour à tour d'empêcher le monde de faire « tout » ; de confisquer quelque chose au groupe, à la nation ou à l'individu (procès de l'« élection ») ; d'incarner la faille identitaire ; de manquer de virilité et d'incarner le féminin, le manque, le « trou », la béance qui menace l'intégrité de la communauté.
Cette littérature rabbinique que l'auteur décortique ici est d'autant plus pertinente dans notre période de repli identitaire que les motifs récurrents de l'antisémitisme sont revitalisés dans les discours de l'extrême droite et de l'extrême gauche (notamment l'argument de l'« exception juive » et l'obsession du complot juif).
Mais elle offre aussi et surtout des outils de résilience pour échapper à la tentation victimaire : la tradition rabbinique ne se soucie pas tant de venir à bout de la haine des juifs (peine perdue...) que de donner des armes pour s'en prémunir.
Elle apporte ainsi, à qui sait la lire, une voie de sortie à la compétition victimaire qui caractérise nos temps de haine et de rejet.
Qu'est-ce que la philosophie ? Cette question, chaque génération de philosophes débutants doit se la poser. Mais, comme les réponses théoriques divergent trop pour convaincre, il vaut mieux se demander comment se pratique la philosophie. Et de ce point de vue, les choses s'éclairent. En trois directions.
D'abord, on ne peut, au contraire des sciences positives, pratiquer la philosophie sans pratiquer, en profondeur, l'histoire de la philosophie, dans ses textes et selon ses langues : pour atteindre les choses mêmes, il faut les voir, et on ne peut rien voir si l'on manque des mots pour le dire. Ces mots, encore faut-il les apprendre.
Ensuite, ces mots pour voir, ont pris, pendant plusieurs siècles, une figure dominante devenue un standard sous le titre de métaphysique. Cette figure a une origine, une constitution, des principes et, elle le proclame elle-même, des limites. A l'intérieur de ces limites elle triomphe toujours, et encore aujourd'hui. Mais, en vertu de ces limites, elle ne comprend que ce qu'elle rend objectif, que ce qu'elle parvient à constituer comme un objet. Or nous savons par expérience pouvoir connaître des choses qui ne se réduisent pas en objets. Nous sommes entrés dans de nouveaux espaces.
A la fin, pour les explorer, il faut donc doubler et dedoubler la métaphysique. En fait, la philosophie vraiment créative ne pense plus, au moins depuis Nietzsche et Heidegger, dans les limites de la pure métaphysique - même si elle n'en a pas toujours une claire conscience. Fixer les modes d'une pratique post-métaphysique de la philosophie, la phénoménologie l'a déjà entrepris. A condition de redoubler aussi la phénoménologie elle-même.
J.-L. M.