Le long XIIIe siècle marque l'âge d'or de la dynastie capétienne, qui compte des personnalités fortes : Philippe II Auguste, saint Louis, Philippe IV le Bel. Il bénéficie d'une dynamique agricole soutenue et d'une révolution technique, qui s'exprime notamment dans l'érection des cathédrales.
La prospérité - relative - des campagnes permet aussi l'essor des échanges et des villes. Littérature courtoise et naturalisme gothique témoignent d'une certaine douceur de vivre.
La monarchie construit progressivement un territoire et un État, dont la nouvelle doctrine s'appuie sur la souveraineté et non plus sur la suzeraineté. Le pouvoir capétien trouve l'un de ses fondements dans l'alliance étroite du trône et de l'autel, même si cela ne va pas sans tensions avec la papauté. Après 1270, la crise du système féodal provoque difficultés, famines, chômage et troubles sociaux, préliminaires de la grande crise du XIVe siècle. Le pouvoir monarchique, cependant, ne cesse de se renforcer. Se met alors en place un binôme caractéristique du futur État moderne : guerre et fiscalité.
Le contexte des temps, positif ou négatif, réinterprété à la lumière des recherches récentes, plonge le lecteur dans un des ' grands siècles ' de l'histoire de France.
En 1968, je reçus proposition d'écrire, pour la collection Trente journées qui ont fait la France, le livre consacré à l'un de ces jours mémorables, le 27 juillet 1214. Ce dimanche-là, dans la plaine de Bouvines, le roi de France Philippe Auguste avait affronté malgré lui la coalition redoutable de l'empereur Otton, du comte de Flandre Ferrand et du comte de Boulogne Renaud ; il était, grâce à Dieu, resté le soir maître du champ. L'empereur avait détalé ; les deux comtes rebelles étaient pris. Victoire, comme on l'a dit et répété, fondatrice : les assises de la monarchie française en furent décidément raffermies. Une bataille. Un événement. Ponctuel. Retentissant.
Quel intérêt, pour le grand historien des sociétés médiévales que fut Georges Duby, attaché aux profondeurs d'une histoire longue et lente, d'accepter de traiter un sujet aussi convenu dans une collection qui, de surcroît, incarnait un genre d'histoire si étranger à celui dont il était un illustre représentant ?
Renouveler de fond en comble l'approche de l'événement. Le subvertir de l'intérieur. Substituer au récit une anthropologie de la guerre au XIIIe siècle et amorcer une histoire du souvenir. Planter le drapeau de l'histoire nouvelle sur l'Annapurna de l'histoire la plus traditionnelle, écrit Pierre Nora, l'historien des lieux de mémoire, dans sa préface qui situe ce grand classique dans le mouvement de la production historique.
Ernst Kantorowicz scrute le "mystère de l'État", concentré dans la conception des Deux Corps du roi : le mystère de l'émergence, dans le cadre des monarchies de l'Occident chrétien, entre le Xe et le XVIIe siècle, au travers et au-delà de la personne physique du prince, de cette personne politique indépendante de lui bien qu'incarnée en lui, et destinée à vivre un jour sous le nom d'État. C'est l'alchimie théologico-politique qui a présidé à cette opération capitale que reconstitue l'ouvrage.
La transmutation de la figure royale a pour point de départ le modèle des deux natures du Christ. Elle a pour moteur la rivalité mimétique à la faveur de laquelle le pouvoir séculier s'affirme en face de l'Église en s'emparant de ses attributs de corps mystique. Avec une prodigieuse érudition, Ernst Kantorowicz éclaire les fondations métaphysiques de l'État moderne. Sa volonté de retracer une 'histoire totale' transparaît dans le regard que porte l'auteur sur la théorisation des Deux Corps du roi ; il associe aussi bien l'apport de l'économie, de la culture, que de l'interprétation sociale et psychologique. Le savoir le plus spécialisé est au service, ici, de l'exhumation d'un des pans les plus secrets et les plus décisifs du "miracle européen". Il fait de ce chef-d'oeuvre de l'histoire médiévale l'un des livres-clés de nos origines.
À l'An Mil romantique, antithèse apocalyptique de la Renaissance, l'école historique française oppose un An Mil appelé à devenir classique : tournant majeur où s'opère, dans l'attente de la fin du monde, le passage d'une religion rituelle et liturgique à un christianisme d'action. Richer, Gerbert, Helgaud, Adémar de Chabannes et Raoul Glaber ne sont ici traités qu'en témoins d'une conversion psychologique et mentale. De Charlemagne et Cluny aux pèlerins de Saint-Jacques et du Saint-Sépulcre, aux croisés bientôt : temps d'espoir et de crainte, millénaire de l'incarnation que les contemporains vécurent comme la promesse d'une nouvelle Alliance, un nouveau printemps du monde.
"J'ai toujours été fasciné par le personnage de saint François d'Assise, l'un des plus impressionnants en son temps et jusqu'aujourd'hui de l'histoire médiévale. D'abord par le personnage historique qui, au coeur du tournant décisif du XIIe au XIIIe siècle, où naît un Moyen Âge moderne et dynamique, fait bouger la religion, la civilisation et la société. [...]
Mais l'homme aussi m'a fasciné, alliant simplicité et prestige, humilité et ascendant, ouverture et refus, physique ordinaire et rayonnement exceptionnel, se présentant dans une authenticité accueillante qui permet d'imaginer une approche à la fois familière et distanciée. François a été très tôt celui qui, plus que tout autre, m'a inspiré le désir d'en faire un objet d'histoire totale, exemplaire pour le passé et le présent. Ce qui m'a retenu d'écrire cette vie, c'est que j'étais absorbé par une réflexion et des travaux d'historien d'un caractère plus général et qu'en outre il existait d'excellentes biographies de François.
Ne me satisfaisant pas, aujourd'hui, d'avoir investi l'essentiel de mon entreprise biographique dans un Saint Louis très différent par son héros et par la dimension monumentale de ma tentative, je me suis résolu à publier l'ensemble des textes que j'ai consacrés à saint François."
Jacques Le Goff.
Les croisades sont un phénomène d'ordre tout à la fois religieux, culturel, social et politique. Il fallait donc déployer une approche historique qui restitue la totalité des dimensions de cet événement d'une portée immense et dont notre époque se fait encore l'écho. La grande historienne Zoé Oldenbourg distingue deux époques : la première (de 1096 à la fin du XIIe siècle) comprend la conquête de la Terre sainte, la fondation du royaume franc d'Orient, la chute de ce royaume; la deuxième (1202-1270) comprend les tentatives de reconquête des Lieux saints, toutes avortées ou détournées de leur but initial : la conquête de Constantinople, les croisades d'Égypte.
Le présent ouvrage traite de la seule première époque des croisades. L'auteure explique les origines du mouvement et les rapports entre l'Occident latin et les deux grandes civilisations orientales : Byzance et l'Islam. Elle retrace l'histoire du royaume latin de Jérusalem, ce curieux État franc, qui, né du plus brutal esprit de conquête, fut un instant sur le point de devenir un médiateur entre l'Orient et l'Occident.
Un autre Moyen Âge, c'est d'abord celui qui, sans anachronisme, nous restitue quelques clés de nos origines : aux réalités dont s'est enrichie notre mythologie - la faim, la forêt, l'errance, la pauvreté, la mendicité, la lèpre, la domination des puissants et des riches sur les faibles et les pauvres -, il allie ces créations dont nous vivons toujours : la cité, la nation, l'État, l'université, le moulin, la machine, l'heure et l'horloge, le livre, la fourchette, le linge, la personne, la conscience et finalement la révolution.
Un autre Moyen Âge, c'est ensuite et surtout le champ privilégié des expériences de l'histoire nouvelle : histoire du quotidien, du temps long, histoire des profondeurs et de l'imaginaire. Un Moyen Âge où les hommes vivent dans les temps divers qui rythment leur existence : temps de l'Église, temps du marchand, temps du travail. Un Moyen Âge où les hommes travaillent dans des conditions économiques et technologiques qui leur apprennent à maîtriser lentement la nature tout en approfondissant le fossé entre travail manuel et intellectuel. Un Moyen Âge où la culture évolue entre les raffinements scolastiques des universités, pépinières d'une nouvelle élite, et les rapports complexes entre la culture savante de la caste ecclésiastique et la culture populaire contre laquelle les clercs mènent une lutte multiforme.
De la condamnation de 1431 à la réhabilitation de 1456, les deux procès de Jeanne d'Arc racontent l'hitoire sous la légende. Ils disent les exigences et la prudence des rois, le lourd juridisme des clercs retranchés derrière les règles de la procédure, l'inquiétude d'une Église de l'ordre face aux élans, aux espoirs et aux révoltes de la religiosité populaire. En composant un dossier qui sera classique, Georges et Andrée Duby montrent comment, autour de la voix de Jeanne, raisons et silences dessinent le champ de forces d'un siècle : voici l'envers de notre plus grand mythe national.
Barbastro est à l'Espagne médiévale ce qu'est la bataille de Poitiers à l'histoire de France : un fait d'armes - une défaite non décisive de troupes musulmanes - qui, au fil des siècles, fut sublimé par un récit national en une date majeure des Croisades et de la Reconquête.
Au printemps 1064, une armée de guerriers franchit les Pyrénées, animés, a-t-on dit, par le désir d'en découdre avec l'Autre, à savoir le musulman. Celui-ci a mérité d'être puni puisque, non seulement hérétique, il vient d'occire le souverain aragonais avec lequel plusieurs lignages nobiliaires d'outre-monts ont tissé des liens d'amitié. Les cavaliers fondent sur une petite cité musulmane de la vallée de l'Ebre appelée Barbastro, qu'ils enlèvent avant de la perdre à nouveau l'année suivante.
Il ne s'agit plus d'entreprises individuelles et d'une portée limitée, mais d'une expédition de plusieurs milliers d'hommes venus du nord et rejoints par des guerriers normands d'Italie et des contingents catalans. Ces troupes se seraient mobilisées à l'appel du pape : pour nombre d'historiens c'est ici, au pied des Pyrénées, que serait née la "Croisade".
Sans doute quelques puissants, sous l'influence d'abbés ou d'évêques, se sentent-ils porteurs d'une mission chrétienne, mais quelques décennies plus tôt encore, des comtes s'étaient entendus avec des Arabes pour attaquer Compostelle, le haut-lieu de la chrétienté hispanique ; quant aux habitants qui peuplent les campagnes ou les bourgades naissantes, ils n'ont qu'une maigre idée de l'Islam et des musulmans. C'est tout autant l'envie de combattre, de vaincre et de conquérir et le désir de s'emparer d'un butin qui animent les combattants.
À la manière de Georges Duby dans Le Dimanche de Bouvines, les auteurs déploient toute la richesse de l'histoire événementielle, tant cette bataille sert de révélateur des structures, des cultures et des sensibilités. Bien que peu éclairé par les sources, qu'elles soient arabes ou latines, l'épisode de Barbastro fut gravé dans les mentalités pour devenir, à la manière de Bouvines, "un lieu de mémoire".
Les rythmes entraînent dans leur mouvement la vie tout entière des individus et des sociétés : les comportements quotidiens et les expériences esthétiques, les déplacements dans l'espace aussi bien que l'ordre du temps. Il n'y a pas de vie sans rythme, c'est-à-dire - comme dans un air de jazz ou une toile abstraite de Mondrian - sans une mise en ordre variable de faits qui se répètent en combinant indéfiniment périodicité et rupture.
Philosophes, sociologues, anthropologues, musicologues s'interrogent parmi d'autres depuis deux siècles sur les rythmes sociaux, dont Marcel Mauss disait qu'ils commandent les représentations du temps. Pourtant, il n'existe pas à ce jour une histoire des rythmes qui confronte nos conceptions et expériences du rythme à celles du passé. Or, le contraste est fort entre notre monde moderne, où les rythmes sont partout, mais sont observés dans des champs séparés (rythmes scolaires, arythmie cardiaque, tempo musical, croissance économique en dents de scie...) et la civilisation holiste de l'Europe médiévale : ici, la notion de rythme, héritée de l'Antiquité gréco-romaine, paraît ne concerner que la musique, la poésie et la danse, mais elle entre en fait en résonance avec la totalité de la Création, que Dieu aurait façonnée en six jours.
C'est à ce rythme fondateur que le présent livre emprunte sa propre scansion, en explorant successivement les significations du rhythmus médiéval, les rythmes du corps et du monde, ceux du temps, de l'espace et du récit, avant de s'interroger sur la fonction des rythmes dans le changement social et la marche de l'histoire.
Grand prix des rendez-vous de l'Histoire 2017
C'est un étrange dossier des archives de la Bastille et l'un des plus fascinants, fait de paperolles, qu'ouvre, pour la première fois, Robert Darnton.
Au printemps de 1749, le lieutenant général de police à Paris reçut l'ordre de capturer l'auteur d'une ode moquant le roi et sa maîtresse. Le mot fut passé aux légions d'informateurs, ou mouches, et bientôt quatorze personnes croupirent dans les geôles - des prêtres, des clercs et des étudiants.
Griffonnés sur des bouts de papier, les vers circulaient de cabarets en dîners avec grand succès. Robert Darnton ne reconstitue pas seulement une affaire de création collective ; il tire les mailles d'un étonnant filet : celui de la communication orale, politique, dans le Paris populaire du XVIIIe siècle. La plupart des hommes et surtout des femmes ne maîtrisant pas la lecture, le moyen mnémotechnique le plus efficace était la musique. Les poèmes étaient composés pour être chantés sur des airs célèbres que l'on retrouve dans les recueils connus sous le nom de chansonnier.
Voici une occasion exceptionnelle d'écrire une histoire de la communication à partir de son élément majeur, l'oralité, qui d'habitude ne laissait aucune trace.
Le projet révolutionnaire s'est largement identifié à un projet pédagogique, qui déborde de beaucoup les dispositifs scolaires pour s'attacher à une véritable conversion : du sujet au citoyen, de l'homme enchaîné à l'homme libre, du vieil homme à l'homme régénéré.Au coeur de cet ouvrage, on trouvera l'essai consacré à cette entreprise, dont Saint-Just a défini l'ambition (faire des hommes ce qu'on veut qu'ils soient) et Mirabeau le possible délire : Avec des moyens appropriés, on pourrait passionner les hommes pour une organisation sociale entièrement absurde, injuste et cruelle.Toutes les études qui accompagnent ce texte central éclairent à leur manière la tentative utopique, magnifique et désespérée, de maîtriser à la fois l'événement et la durée, l'individu et le collectif, l'opinion réfléchie et l'opinion spontanée.Se dessine ainsi le vrai sujet de cet ensemble, que traitaient déjà La Fête révolutionnaire (1976) et L'École de la France (1984) : l'entrée, avec la volonté d'instituer l'homme aussi bien que le citoyen, dans notre culture démocratique.
Charlemagne se tord la barbe et pleure ; devant Guillaume le Conquérant, Harold prête serment les mains posées sur des reliques ; les bras tendus, le prêtre élève l'hostie que les fidèles, à genoux et les mains jointes, fixent du regard ; tous font des signes de croix. Qu'ils nous surprennent ou nous paraissent aujourd'hui encore familiers, tous ces gestes sont liés à une culture et à son histoire. Car il n'existe pas de gestes 'naturels', mais des usages sociaux du corps, propres à chaque civilisation et qui changent au cours du temps.
Ce livre explore l'histoire des gestes en Occident, depuis l'Antiquité tardive jusqu'au Moyen Âge central. D'entrée de jeu, il souligne un problème crucial : l'historien, à l'inverse de l'ethnologue ou du sociologue, n'atteint pas directement les gestes du passé, mais toujours dans des écrits ou des images, des représentations des gestes qui en sont aussi des interprétations données par la culture du temps. Ce qui déplace et enrichit le questionnaire de l'historien : qu'est-ce que 'faire un geste' dans la société chrétienne du Moyen Âge ? Comment juge-t-on à cette époque le corps, son mouvement et ses attitudes ? Existe-t-il alors une ou des théories du geste ?
Presque toute l'histoire de Constantinople se résume et se concentre dans son hippodrome, le plus romain de ses édifices : d'abord un monument de la vie citadine parmi d'autres, au IVe siècle, il devient, aux Ve-VIe siècles et jusqu'à la prise de la ville par les croisés en 1204, la matrice d'une culture authentiquement populaire et un pôle de la vie politique.
C'est moins à cette longue histoire et à ses prolongements légendaires qu'à la dynamique et la symbolique des jeux que s'intéresse ici Gilbert Dagron. Dépourvues en elles-mêmes de contenu social mais servant à l'expression d'affrontements de tous ordres, les courses donnent lieu à une étonnante confrontation entre un pouvoir célébré dans sa toute-puissance et un peuple porteur de légitimité.
La rivalité des "couleurs", les Bleus et les Verts, dans l'hippodrome et parfois en dehors, se charge en effet de sens multiples, à la fois politiques, sociaux et religieux. Si les courses, déjà "laïcisées" à Rome même, sont condamnées par l'Église comme "païennes", c'est parce qu'on y redécouvre de vieux rituels sous-jacents et qu'elles exaltent, dans la Nouvelle Rome chrétienne, une religion de l'Empereur chrétien qui n'est pas tout à fait celle des clercs. Mais derrière l'indignation des chrétiens les plus ardents, il faut lire une fascination qui leur fait voir toutes sortes d'analogies et d'oppositions entre l'hippodrome et l'église, entre les courses et la liturgie.
C'est ´r Noël, et c'est ´r Saint-Pierre de Rome, le jour et le lieu les plus sacrés de la chrétienté occidentale : Charles, roi des Francs depuis 768 et des Lombards depuis 774, reçoit un diadcme des mains du pape Léon III, et les assistants s'écrient : '´R Charles Auguste, couronné par Dieu grand et pacifique empereur des Romains, vie et victoire!' Au faîte de sa puissance et déj´r salué comme le nouveau David, le fils de Pépin le Bref, fondateur de la dynastie carolingienne, est désormais reconnu comme le successeur de Constantin, premier empereur romain chrétien.
Cette restauration de l'Empire d'Occident, réinterprété par l'Église, est le produit d'une construction idéologique et d'une conjoncture politique dont Robert Folz restitue magistralement la réalité complexe, et parfois obscure, dans cet ouvrage devenu un classique depuis sa premicre parution. De la gencse de l'événement jusqu'´r son extinction en 877 avec Charles le Chauve, petit-fils du grand Empereur, puis ´r son exaltation avec la transfiguration d'un Charlemagne hérodsé et sanctifié, le grand médiéviste disparu donne ´r lire ce qui s'est joué d'immense pour le destin de l'Occident ce jour d'hiver de l'an 800.
Laurent Theis revient dans sa préface sur la dimension originelle de ce couronnement fondateur et sur son ombre pendant de longs siccles, en les situant dans notre savoir, et notre mémoire, du passé national.
Au XIIe siècle, des prêtres se sont mis à parler plus souvent des femmes, à leur parler aussi, à les écouter parfois. Celles de leurs paroles qui sont parvenues jusqu'à nous éclairent un peu mieux ce que je cherche, et que l'on voit si mal : comment les femmes étaient en ce temps-là traitées.
Évidemment, je n'aperçois encore que des ombres. Cependant, au terme de l'enquête, les dames du XIIe siècle m'apparaissent plus fortes que je n'imaginais, si fortes que les hommes s'efforçaient de les affaiblir par les angoisses du péché. Je crois aussi pouvoir situer vers 1180 le moment où leur condition fut quelque peu rehaussée, où les chevaliers et les prêtres s'accoutumèrent à débattre avec elles, à élargir le champ de leur liberté, à cultiver ces dons particuliers qui les rendent plus proches de la surnature. Quant aux hommes, j'en sais maintenant beaucoup plus sur le regard qu'ils portaient sur les femmes. Elles les attiraient, elles les effrayaient. Sûrs de leur supériorité, ils s'écartaient d'elles ou bien les rudoyaient. Ce sont eux, finalement, qui les ont manquées.
Georges Duby.
Pour se situer eux-mêmes et pour situer les autres dans la complexité des relations sociales, les hommes se réfèrent à des schémas classificatoires simples qui constituent l'armature maîtresse d'une formation idéologique. Ces figures imaginaires s'accordent au concret des rapports de société. Elles tendent évidemment à fixer ceux-ci. Encore doivent-elles s'ajuster à l'inéluctable évolution de ces rapports.
L'une de ces figures a tenu dans l'histoire française un rôle déterminant puisqu'elle a fini par prendre corps dans des institutions et que l'«Ancien Régime» s'est construit sur elle : c'est l'image d'une société où les hommes se répartiraient en trois ordres hiérarchisés, ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui travaillent. Se gardant bien de l'isoler du système global où il s'insère, Georges Duby s'efforce de comprendre pourquoi le schéma trifonctionnel, porté par le mouvement d'ensemble de l'économie, de l'organisation politique et de la culture, parvint à s'imposer dans le nord de la France durant le XIe et le XIIe siècle. Il fait apparaître ainsi la manière dont la société féodale s'est elle-même pensée.
Ce livre très personnel marque un tournant décisif dans l'orientation de la recherche et de l'écriture historiques. L'éminent médiéviste a l'art d'associer ses lecteurs, sans jamais les dérouter, aux démarches de l'érudition.